Plongé dans mes lectures que je suis, j’ai besoin de démêler quelques idées, ce que je vais essayer de faire ici, ou ailleurs, dépendant de la longueur.
Je relis Walter Benjamin, et son Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (on est à l’université ou on ne l’est pas), et je ne me rappelais plus à quel point le texte touchait plus loin que la simple question de « l’aura ». Entre autres étonné d’y retrouver ce passage, que je cite au long :
« Jouer sous les feux des sunlights tout en satisfaisant aux exigences du microphone, c’est là une performance de premier ordre. S’en acquitter, c’est pour l’acteur garder toute son humanité devant les appareils enregistreurs. Pareille performance présente un immense intérêt. Car c’est sous le contrôle d’appareils que le plus grand nombre des habitants des villes, dans les comptoirs comme dans les fabriques, doivent durant la journée abdiquer leur humanité. Le soir venu, ces mêmes masses remplissent les salles de cinéma pour assister à la revanche que prend pour elles l’interprète de l’écran, non seulement en affirmant son humanité (ou ce qui en tient lieu) face à l’appareil, mais en mettant ce dernier au service de son propre triomphe. »
J’y trouve là une belle expression de l’importance du cinéma au vingtième siècle, qui rejoint une idée de Stephen Mulhall, que je croyais avoir cité pour ma critique de Strange Days (c’était l’inspiration du texte), mais qui n’y est pas. Bref, Mulhall dit ceci :
« Since this photographic basis of cinema seems to satisfy one of mankind’s perennial fantasies – that of recording the world without the mediation of human subjectivity – it is not difficult to imagine that the technological basis of film might inherently tend towards the elimination of the human. Since, however, every film director’s role is precisely to take responsibility for enframing the world, for meaning the composition and exclusion constituted by each frame in her film, her attempts to utilize the camera for artistic purposes can be seen as an attempt to find a possibility of human flourishing within the heart of the humanly threatening age of technology – to subvert that threat from within. »
Trouver l’humain au cœur de la machine, c’était la grande possibilité du cinéma : la politique de l’auteur ne disait pas autre chose (comment un individu peut réussir à exprimer sa vision du monde à travers un cadre commercial et industrialisé), et la politique de l’acteur va dans le même sens (comme pourraient l’être d’éventuelles politiques du scénariste, du directeur photo, etc.)
Bien sûr, Benjamin n’a pas le choix de rajouter, un peu plus loin, qu’il y a aussi « un triomphe nouveau : celui de la star. Favorisé par le capital du film, le culte de la vedette conserve ce charme de la personnalité qui depuis longtemps n’est que le faux rayonnement de son essence mercantile ». Les forces industrielles, mécaniques, commerciales, gagnent sur le potentiel humain du cinéma, ce avec quoi je ne peux qu’être en fort désaccord. Mais j’amène ces deux citations pour me demander ce qu’elles veulent encore dire aujourd’hui, dans le contexte d’un cinéma numérique. J’ai une observation, et une question.
L’observation d’abord : je commence ma lecture de Remediation, l’une des bibles sur les nouveaux médias, et je suis un peu choqué de voir Stanley Cavell cité pour exemplifier ce que les auteurs identifient comme l’ « immédiateté » de la photographie. L’immédiateté (immediacy), c’est l’idéal d’un média transparent qui nous mettrait « directement » en contact avec la chose représentée, ce qui, en photographie, passe par l’automatisme de la caméra, ce retrait de la subjectivité de l’artiste rendu possible par le mécanisme de reproduction du monde (un idéal, vers lequel tendent les représentations depuis toujours, de diverses manières, mais jamais accompli, le média est toujours et doit être reconnu comme média). En un sens, ce n’est pas faux, Cavell, partant de Bazin, stipule une immédiateté de la photographie qui nous mettrait en présence de la « chose elle-même ». Mais en même temps, si par immédiateté on entend « retrait de la subjectivité », c’est exactement ce que Cavell identifie comme un écueil possible du cinéma (comme le dit Mulhall ci-haut, lui qui est un des grands exégètes de Cavell). La question est complexe, parce que l’immédiateté de la photographie n’est pas niée par la subjectivité de l’artiste ou de l’acteur qui s’affirme (peut-être qu’on serait alors immédiatement mis en contact avec cette subjectivité, plus qu’avec le « monde »), mais les auteurs utilisent Cavell de manière problématique, ils malmènent le temps d’une ligne toute son ontologie du cinéma fort complexe afin de l’intégrer à leur vocabulaire.
Je relève ce passage surtout parce qu’il est typique des écrits sur les nouveaux médias, qui réécrivent l’histoire de l’art, tordent les théories esthétiques préexistantes, afin de rendre compte de ce qui se passe aujourd’hui (Lev Manovich pratique aussi ce biais abondamment). Cela s’explique en partie par la structure académique, où il faut tirer sur son bout de couverture, inventer et publiciser son « concept » à soi, pour garder sa notoriété, obtenir des fonds, etc., et peut-être aussi parce qu’il en est toujours ainsi à l’heure des grands changements. N’en demeure pas moins que ce genre de tordage théorique, aussi stimulant puisse-t-il être d’autres parts, me semble nier ce que le cinéma a été, ce que Benjamin et Mulhall identifient comme l’homme dans la machine. Le concept de remédiation n’aurait pas pu naître avant notre époque, alors pourquoi relire le passé à travers lui ? Clairement, ceux qui construisaient une cathédrale ne pensaient pas en termes de remédiation, en quoi ce terme peut nous aider à penser leurs gestes, ce qu’ils pouvaient signifier ? Il y a des similarités, certes, mais une généalogie n’est pas une équivalence.
La question maintenant : est-ce que le cinéma nous montrait que l’homme existait malgré la machine, ou à travers la machine ? À l’heure où il faut accepter son statut de cyborg, redéfinir l’homme à l’heure du post-humanisme, le cinéma, avec sa caméra comme outil de vision supplémentaire, augmentée, n’est-il pas essentiel à cette question ? Ça me semble évident que oui, mais dans ce cas comment interpréter le retrait du monde dans cette équation, et sa substitution par des images manipulées, voire fabriquées de toutes pièces ? D’un côté, le CGI correspond à notre vision du monde actuelle, plus qu’une image photographique traditionnelle – le CGI, après tout, c’est l’idée même d’un « fait alternatif », pour reprendre l’actualité. En fait, c’est la question du comment le CGI peut nous aider à mieux voir qui, me semble, n’est pas résolue, et qui peut difficilement l’être tant que le CGI tend vers le photoréalisme, vers l’émulation du passé. Bref, la question : qui, aujourd’hui, prend sa revanche face à l’appareil, en affirmant son humanité (qu’elle soit plus « traditionnelle » ou post-humaniste), ou qui, ou quoi, subvertit la menace de l’intérieur ? C’est un peu ce que j’identifiais chez Paul W.S. Anderson et Neveldine/Taylor, mais je ne vois pas beaucoup d’exemples dans le mainstream, précisément là où la résistance avait lieu du grand temps du cinéma. C’est sans doute inévitable, à l’heure de la multiplicité, de la prolifération, de la dissémination, le mainstream devient un concept plus ou moins désuet, mais c’est quand même ce qui rend le cinéma hollywoodien moderne si triste.