(Paru dans le numéro 262 de la revue Séquences, septembre-octobre 2009. L’une de mes deux premières critiques officielles (l’autre, dans le même numéro, paraîtra bientôt). Franchement, je ne me rappelle plus à quoi fait référence ce « Quoi qu’il en dise » qui ouvre le texte. Une entrevue, j’imagine, enfin j’espère parce qu’il me serait impossible aujourd’hui de méprendre Mann pour un « réaliste »!)
Quoi qu’il en dise, Michael Mann préfère de loin le mythe cinématographique à son équivalent réel. Pourtant, son esthétique dominée par la texture spécifique du numérique tend au contraire à se rapprocher de cette réalité qu’il fuit. Dans Public Ennemies, il joue de cette opposition afin de renouveler par la mise en scène l’une des plus anciennes figures du cinéma hollywoodien.
Le couple gangster/flic est au cœur de l’œuvre de Mann, depuis Heat particulièrement, dans lequel le réalisateur dressait un réseau de correspondances afin d’arguer que la simple différence entre le bandit et le policier n’est qu’une question de point de vue. La dynamique est aujourd’hui différente : dans Public Ennemies, la rage contenue du policier (Melvin Purvis, un Christian Bale plus glacial que jamais) est bien plus effrayante que l’insouciance mutine de son adversaire (John Dillinger, un Johnny Depp assez effacé). De toute façon, au cinéma, le criminel a toujours été plus attrayant que son rival. Comme dans la vie à vrai dire, car si c’est John Dillinger qui a été consacré premier ennemi public par un jeune FBI cherchant encore sa légitimité, c’est bien parce que le voleur de banque était une vedette médiatique adulée par la foule.
En ce sens, le choix de Johnny Depp est sensé : reconnu pour son visage angélique et son côté bon enfant, ici Depp doit laisser de côté sa candeur pour lui substituer un visage plus sombre et mystérieux, tout comme Mann tente de se distancer de l’image publique d’un Dillinger simplement charmeur. Mais en peignant son portrait plus ombreux, le cinéaste crée en fait son propre mythe, foncièrement cinématographique puisqu’il met en scène le point de vue de cette star du gangstérisme en le déployant autant par la caméra que par l’acteur. En effet, le Dillinger de Mann ne vit que dans le présent, narguant son passé et indifférent à l’avenir, expédiant tout son vécu en une phrase sarcastique, et envisageant rarement les conséquences de ses actions : « We’re having too good a time today. We ain’t thinking about tomorrow. » dit-il. Justement, Dillinger est voué à l’échec à cause de son ancrage dans un présent évanescent, alors qu’il refuse de reconnaître que le monde change autour de lui. Cette attitude est l’équivalent psychologique de la mise en scène, celle-ci étant construite autour de l’immédiateté et de la proximité permises par le numérique : la caméra se faufile partout, elle multiplie les points de vue pour mieux cerner les enjeux du moment, elle suit les acteurs de près, au point même où, après avoir entendu des coups de feu, Depp semble devoir la repousser afin de se relever de son lit, sorte d’esthétique hyperréaliste dû au numérique qui capte la réalité de manière plus indifférente que la pellicule.
Le côté direct de cette mise en scène est aussi reflété chez Dillinger, dans ses répliques brèves et frontales surtout : « I rob banks » déclare-t-il lorsque sa prétendante (Marion Cotillard) lui demande ce qu’il fait dans la vie. Mais comme son personnage, chez qui cette franchise brutale n’empêche pas l’élégance, le film peut lui aussi se faire gracieux : les vols de banque, bien que brefs et fulgurants comme ces éclats de fusils qui parsèment le film, n’en demeurent pas moins parfaitement chorégraphiés, comme lorsque ces imperméables noirs volant au-dessus de la caméra viennent s’aligner symétriquement sur un plancher dallé noir et blanc… Melville n’est pas trop loin. L’impression de réalisme ne provient donc pas d’une épure stylistique, au contraire, c’est cette promiscuité entre la caméra et son sujet qui impressionne tout en permettant à Mann de filmer son mythe de près.
D’ailleurs, la confrontation finale se joue à la sortie d’un cinéma projetant un film de gangster (Manhattan Melodrama) avec Clark Gable : le temps distendu, l’éclairage aux fusées éclairantes, l’utilisation du lieu, l’atmosphère subitement onirique, tout concourt à ce moment à élever Dillinger au rang de mythe, semblable à ces criminels au parcours tragique. Ironiquement, dans Manhattan Melodrama le personnage de William Powell annonçait la fin de cette époque où le criminel est dépeint comme un héros.
Vu ainsi, Dillinger s’oppose moins à Purvis qu’à Hoover (Billy Crudup), le fondateur du FBI comme le braqueur de banque ayant en commun cette mythologie personnelle qu’ils ont bâti afin d’appâter la foule. Au final, Mann égratigne à peine cette image : il en présente une version plus complexe, avec son lot de contradictions, mais ce portrait reste attrayant et élogieux, sans trop d’aspérité, à l’instar de la surface lisse du numérique.