Dans le troisième Hunger Games (la première partie de Mockingjay), il y a un petit échange merveilleux entre Julianne Moore et Jennifer Lawrence (j’insiste : c’est bien les actrices qui parlent, non leurs personnages, sinon ce serait un échange ordinaire) : je ne trouve plus les mots exacts, mais c’est vers le début du film, Julianne Moore dit qu’elle ne peut pas s’imaginer tout ce que Jennifer Lawrence a affronté pour en arriver là où elle est, que ça doit être difficile réussir à survivre par deux fois dans l’arène du spectacle. J’essaie de ne pas trop tordre ce que je suppose être les mots du film pour ne pas me faire accuser de les amener dans ma direction, mais l’impression, à ce moment, c’est Julianne Moore qui lève son chapeau à Jennifer Lawrence en remarquant à quel point cela doit être difficile d’être une star, une femme de surcroît, dans le cinéma hollywoodien contemporain. Le film lui-même ne fait aucun cas de ces remarques, c’est filmé dans un champ contrechamp anonyme qui ne relève ni la singularité de Julianne Moore, ni celle de Jennifer Lawrence, ni ce qu’elles sont en train de se dire l’une à l’autre. Julianne Moore a bien raison : comment être une star dans une mise en scène non seulement anonyme, mais représentant aussi les êtres humains à l’écran comme s’ils étaient anonymes, interchangeables ?
Pourtant, Jennifer Lawrence est bel et bien une star, dans le sens noble du terme (le sens noble que je lui accorde, désolé si vous ne trouvez pas les stars nobles), pratiquement une anomalie en ce qu’elle est l’une des rares à être née dans le post-cinéma contemporain. On pourrait en trouver d’autres (Channing Tatum et Benedict Cumberbatch pour les hommes ; Melissa McCarthy et Emma Stone pour les femmes, avec un peu d’hésitation toutefois pour Emma Stone 1Pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas toujours cette confiance en soi qui lui permettrait, par exemple, de s’opposer à Joaquim Phoenix dans Irrational Man : elle lui résiste, mais ne parvient jamais à trouver les arguments pour défendre cette chose toute simple qu’est la qualité immorale d’un meurtre., mais Jennifer Lawrence demeure un cas d’exception, autant par sa présence médiatique en dehors du cinéma que par le type de rôle qu’elle privilégie (Melissa McCarthy a l’avantage d’avoir des films écrits pour elle et son humour particulier, et encore là, je note une tendance malheureuse à vouloir neutraliser sa vulgarité et ses excès, mais Jennifer Lawrence réussit à rester Jennifer Lawrence même dans les X-Men, les super-héros étant pourtant le cimetière des stars). Les stars féminines qu’il nous reste autrement sont nées plus tôt, au vingtième siècle, ou au tout début du vingt-et-unième (Scarlett Johansson par exemple, née sans doute avec Ghost World en 2001) et elles persistent avec difficulté : Scarlett Johansson doit sans cesse affronter un devenir-inhumain pour revendiquer encore et encore son droit à l’humanité ; et que reste-t-il de Nicole Kidman, elle qui dans les années 90 jusque vers le milieu des années 2000 était une présence si dérangeante qu’elle venait fissurer les conventions du milieu où elle se trouvait, et notamment la structure de la famille patriarcale, ce qui parfois allait jusqu’à compromettre l’ordre de la représentation elle-même ? (Il faudrait s’attarder à Sandra Bullock, elle se porte toujours bien.)
L’image de Jennifer Lawrence est donc d’autant plus surprenante qu’elle est avant tout une affirmation de soi, qui comporte sa part de lutte, on ne pourrait s’affirmer autrement, mais il n’y a pas ce sentiment, comme chez Scarlett Johansson, d’une perte de contrôle, de cet avenir inhumain qui la guetterait à chaque instant, même si elle affronte les mêmes périls de l’image numérique et du cinéma contemporain. C’est tout le sujet des Hunger Games : le premier film représente la naissance de la star, qui surgit à l’improviste lorsque l’on met son caractère à l’épreuve dans l’arène du spectacle, et qui s’impose parce qu’elle réussit à rester fidèle à ses principes ; le deuxième expose les périls des franchises, le même personnage dans une même situation qui ne fait qu’amplifier la précédente, le sentiment de tout reprendre à zéro comme si l’on n’avait rien retenu des leçons du premier film, et donc comment se réapproprier l’image que le public a gardé de soi et que les producteurs essaient de vendre pour promouvoir leur spectacle (donc comment être encore une fois soi-même, continuer à surprendre son public en variant les manières d’être soi-même pour éviter de faire de ce soi-même un produit commercial) ; dans le troisième, le plus intéressant de la série, autrement médiocre, la résistance veut recréer l’image de Jennifer Lawrence par des reconstitutions numériques, jusqu’à ce que l’on décide de laisser parler l’authenticité de Jennifer Lawrence (un peu comme dans Joy), de la filmer dans l’action, geste autoréflexif qui nous rappelle que la star n’est pas créée de toutes pièces par les bonzes du studio, comme on le pense trop souvent, mais qu’elle émerge du moment qu’une individualité donnée doit affronter des circonstances spécifiques, et qu’une caméra est là pour filmer cet événement ; dans le quatrième, Jennifer Lawrence doit affronter à la fin le dilemme typique des stars féminines, soit s’effacer et laisser le monde baigner dans son cycle de médiocrité, soit s’affirmer pour offrir une alternative, mais ce faisant s’exclure.
On reconnaît là ce que j’écrivais à propos de Kate Winslet à Panorama-Cinéma, sur ce que Stanley Cavell appelle le mélodrame de la femme inconnue. Je me permets de me citer moi-même : par femme inconnue, Cavell entend ces femmes « qui doivent s’arracher à un monde qui les étouffe pour revendiquer leur droit à raconter leur histoire, à se faire connaître selon leurs propres termes, entreprise souvent malheureuse puisqu’à partir du moment que ces femmes s’affirment, elles ne peuvent plus être acceptées par ce monde dont elles seront dès lors exclues. » Pour Jennifer Lawrence, depuis au moins Winter’s Bone, et ce dans presque tous ses films, des X-Men à Joy, cela se traduit par un parcours bien défini : jeune femme forcée par des conditions difficiles, de pauvreté, à devenir mère trop tôt, à protéger sa famille en l’absence de parents responsables ou de parents tout court, elle devient un symbole de persévérance, la représentante d’un nouveau monde qui s’oppose à la médiocrité de celui qui l’a vu naître (en se substituant à la mère absente/manquée, elle enfante notre devenir). Il y a des nuances à faire : Joy se termine sur un fantasme de ce que serait un monde à l’image de Jennifer Lawrence, où elle est enfin mieux payée que Bradley Cooper, elle n’est donc pas exclue. Le fait de présenter cela comme un avenir peut toutefois se lire de trois façons : soit Jennifer Lawrence est bel et bien l’image de notre monde (puisque c’est une histoire vraie se déroulant dans les années 90, cet avenir projeté serait donc notre présent) ; soit il s’agit d’un avenir possible mais pais nécessairement atteint, ce que l’artificialité déclarée de la mise en scène semble appuyer, nous sommes du côté du rêve américain ; soit, ce serait une conjonction entre ces deux possibilités, Jennifer Lawrence est l’image de notre monde en ce qu’elle représente le meilleur monde possible dont nous avons besoin aujourd’hui (c’est ma version préférée, il va sans dire).
Les X-Men (First Class, Days of Future Past et Apocalypse) offrent une autre variation : Jennifer Lawrence doit afficher sa différence en exhibant son corps numérique de Mystique/Raven 2Je suis au courant qu’il s’agit aussi d’un costume qu’elle revêt devant caméra, mais les pouvoirs de Mystique exposent évidemment la nature même du numérique., et donc en présentant le corps de Jennifer Lawrence comme quelque chose de faux, ou une sorte de camouflage, ce qui n’est pas nécessairement une abdication de son humanité, comme cela peut sembler au premier abord. Dans First Class, elle est celle qui convainc James McAvoy d’assumer son statut de mutant, de se présenter à l’humanité comme un modèle à suivre, un discours de star à un acteur qui n’est-pas-mais-pourrait-être-une-star (ce qui ne l’empêche pas d’être un bon acteur, mais une star, c’est autre chose qu’un acteur). Si la star est un modèle éthique, c’est parce qu’elle nous ouvre les yeux sur un autre monde possible, dans lequel il est possible (duh) d’afficher sa différence, son individualité, et ce sont exactement les mots qu’emploient Jennifer Lawrence à ce moment (nous sommes l’avenir de l’humanité dit-elle en gros). Évidemment, c’est un discours paradoxal, dans la mesure où Jennifer Lawrence vante ici la différence de son avatar numérique et non sa différence de star, de même que dans Days of Future Past elle devient un symbole de libération pour les mutants par son corps bleu. Nous sommes plus près ici d’Avatar, de cette idée que l’humanité doit délaisser son corps pour se lancer dans un avatar numérique qui octroie des superpouvoirs, mais il est notable que Jennifer Lawrence demeure maîtresse de son image malgré tout, et qu’elle continue d’exister à travers cet avatar ; il y a aussi l’idée, mais peut-être que j’extrapole ici, qu’elle a choisi le corps de Jennifer Lawrence pour se représenter à l’humanité (un peu comme Scarlett Johansson dans Under the Skin, autre variation ingénieuse sur le thème de la femme inconnue), et donc que son avatar numérique est sa véritable forme qu’elle ne peut pas adopter sous peine d’être exclue, c’est-à-dire que pour s’adresser à nous, pour pouvoir se faire comprendre, elle doit apparaître sous les traits que nous connaissons mieux de Jennifer Lawrence.
J’aurais envie de dire : Jennifer Lawrence a réussi ce tour de force incroyable consistant à faire du numérique une métaphore de son identité, plutôt que de voir ce numérique comme l’anéantissement possible de la star (comme chez Scarlett Johansson ou Tom Cruise), ou en tout cas elle est capable de saisir les puissances du numérique pour s’exprimer à travers elles. Comment ? Mystique est une shapeshifter, elle peut changer d’identité à volonté ; or, du point de vue de la star, cette plasticité infinie de l’image numérique est précisément ce qui pose problème, car une fois le tournage terminé, l’image peut être retouchée encore et encore, non seulement par les artistes, mais aussi (et peut-être plus crucialement) par le public, la star perdant ainsi le contrôle sur ses pouvoirs de création (ce qui rend la star d’autant plus vulnérable, se dévoiler étant aujourd’hui un acte particulièrement périlleux). C’est cette crainte de perdre son identité que nous retrouvons souvent chez mon ami Tom Cruise, par exemple quand il doit fuir le monde artificiel de Vanilla Sky ; c’est aussi cette crainte qui pousse Scarlett Johansson à chercher sa voie vers l’humanité dans Under the Skin, notamment dans cette scène du miroir où elle se réapproprie son corps (ok, elle n’a pas là d’avatar numérique, mais c’est quand même dans le numérique qu’elle engloutit ses proies) ; ce sont des doubles numériques que combat Arnold Schwarzenegger depuis au moins Running Man, à chaque fois pour réaffirmer son image de star que le numérique contredit. Le pendant « optimiste » serait Avatar, le numérique permettant de se libérer d’un handicap, mais ce faisant nous tombons dans le monde du super-héros, où l’identité humaine de l’acteur est anéantie derrière les besoins du rôle, un modèle préexistant auquel l’acteur doit se conformer.
Mais Jennifer Lawrence ne fuit pas une identité fabriquée, comme Tom Cruise, ni ne sent le besoin de se réapproprier son corps ou de combattre son double numérique : elle maintient le contrôle sur ses pouvoirs de métamorphose et ceux-ci lui permettent de devenir Jennifer Lawrence. Mystique est la femme inconnue par excellence, inconnue parce qu’elle est obligée d’offrir un extérieur séduisant pour se faufiler parmi nous, donc de se masquer ; inconnue parce que si elle se dévoile nous allons la rejeter. Le numérique ne cache pas le corps de Jennifer Lawrence, il est ce par quoi Jennifer Lawrence peut se représenter comme une femme inconnue ; les pouvoirs du numérique sont assujettis à l’acte de création de Jennifer Lawrence. J’ai envie de dire : pour Jennifer Lawrence, la question du numérique ne se pose tout simplement pas, elle est née dans et par ce monde alors elle le voit comme un outil à sa disposition, non comme un obstacle.
Ce qui explique peut-être pourquoi elle semble si à l’aise sur la scène publique, Jennifer Lawrence ayant réussi à maintenir une image d’authenticité dans notre monde de la mise en scène de soi. Plus précisément : Beyonce n’est pas moins authentique par exemple, mais cette authenticité (ou cette impression de) passe par des stratégies de mise en scène et de citations élaborées, alors que Jennifer Lawrence ne donne jamais cette impression de jouer le rôle de Jennifer Lawrence (elle est celle qui accumule et rie de ses maladresses, qui jure comme un charretier, qui dit en pleine tournée promotionnelle, sans se gêner, qu’elle ne veut plus rien savoir de la franchise qu’elle est supposée vendre, etc.) Bien sûr, l’authenticité chez un artiste est toujours fabriquée, c’est une question d’impression plus qu’autre chose ; je dirais donc, pour préciser : tout ce que fait Beyonce semble calculé, on sent la mise en marché d’elle-même, l’effort qu’elle déploie pour construire son image, il y a un côté autoréflexif, Beyonce se dévoilant à nous d’abord et avant tout en dévoilant comment elle se construit une identité publique, son Je artistique. Il me semble que c’est précisément le type d’authenticité, extrêmement difficile à maîtriser d’ailleurs (ne lisez donc pas dans mes mots un quelconque reproche envers Beyonce), qu’appellent les médias sociaux parce que cela permet de garder une distance, de se révéler en tant qu’image peut-être, en tant qu’identité construite (comme on se construit une identité numérique de diverses manières sur Facebook, Twitter, Snapchat, etc.), en faisant de l’acte de construire l’enjeu même de son identité ; c’est peut-être surtout une manière de se protéger lorsque, inévitablement, autrui s’emparera de cette image et la déformera comme bon lui semble, ce qui serait plus douloureux pour l’artiste qui se dévoile en toute vulnérabilité.
En ce sens, peut-être que Beyonce est plus à l’image du monde d’aujourd’hui que Jennifer Lawrence, et c’est peut-être pourquoi il faut voir en Jennifer Lawrence notre avenir, parce qu’elle peut concevoir ce monde numérique où la mise en scène de soi n’est plus nécessaire. C’est en tout cas le modèle qu’elle nous propose : sur la scène médiatique (la nôtre, pas celle de ses films), Jennifer Lawrence semble plutôt intuitive, elle ne semble pas peser chacune de ses apparitions publiques, elle semble dire tout ce qui lui passe par la tête comme on dit. C’est un autre type d’authenticité (qui est peut-être tout autant calculée, mais comment savoir ?), très dangereuse, le moindre faux pas pouvant avoir des répercussions énormes sur une carrière, surtout quand nos moindres mouvements sont surveillés. Les Hunger Games montrent d’ailleurs une Jennifer Lawrence qui répugne à lire les discours officiels, elle préfère l’inspiration du moment : elle devient mal à l’aise dès qu’on lui demande de jouer quelque chose. Toute son image d’actrice tourne sur ce refus de jouer un rôle (je ne me rappelle plus très bien de l’infect American Hustle, mais à relire le synopsis il semble justement que c’est la seule qui refuse le déguisement), alors que la plupart des stars contemporaines aiment bien jouer avec la mise en abyme de la figure de l’acteur, ou sinon le type de rôles offerts favorise cette réflexivité (il faut presque toujours se cacher aujourd’hui).
Pour être plus exact : Jennifer Lawrence se retrouve souvent dans des contextes où elle devrait jouer un rôle, où on lui demande de jouer un rôle, et à chaque fois elle le refuse, contrairement à Kate Winslet par exemple, qui ne joue pas plus un rôle, mais qui ne se retrouve que très peu dans des contextes où elle aurait besoin de le refuser. Pour Jennifer Lawrence, le refus d’être autre chose qu’elle-même est explicite, c’est par ce refus qu’elle peut devenir une star (encore dans Joy, elle doit vendre elle-même sa serpillère sur scène en parlant de son expérience, en refusant de porter les vêtements que les producteurs lui proposent), mais c’est aussi ce qui fait d’elle une femme inconnue : comment peut-elle réussir à demeurer authentique dans le monde d’aujourd’hui ? Quelle force incroyable pour être fidèle à soi-même alors que l’on nous demande constamment de se mettre en scène pour mieux se vendre (comme toujours avec la star, cette force est à la fois celle des personnages et celle de l’actrice, toutes deux faisant face aux mêmes dilemmes, l’image de star de Jennifer Lawrence étant aussi un argument de vente pour ses films) ! Il y a une sorte d’inversion de notre rapport à l’acteur : plutôt que de s’étonner des métamorphoses de l’acteur, de sa faculté à se transformer, Jennifer Lawrence nous dit qu’en fait il n’y a rien de plus difficile que de ne pas jouer, surtout dans un monde comme le nôtre où nous risquons tous d’être jetés contre notre volonté dans l’arène publique des Hunger Games.
Bon, je vous entends déjà : mais c’est une actrice ! Bien sûr, et c’est même une grande actrice, tellement grande qu’elle peut nous convaincre qu’elle refuse de jouer un rôle, quand bien même, de toute évidence, elle est en train d’en jouer un (elle n’est pas Katniss Everdeen, elle est Jennifer Lawrence). Peut-être que vous avez déjà oublié que j’ai écrit plus haut que l’authenticité est toujours fabriquée, c’est-à-dire qu’il s’agit, de la part de Jennifer Lawrence, d’un acte de création, et que dirait-on d’un artiste qui se contenterait d’imiter le réel, dans le cas d’un acteur de s’imiter soi-même ? S’il y a création, c’est qu’il y a transformation, alors il faut que Jennifer Lawrence s’arrache à Jennifer Lawrence pour devenir Jennifer Lawrence (de la même manière que l’image ne révèle pas le réel tel qu’il est, mais tel qu’il est en puissance, tel qu’il pourrait être, d’où l’impression qu’il nous est révélé et d’où la star qui se crée du moment qu’un acteur explore ce qu’il peut être). Nous en revenons à notre idée de devenir (que j’avais pris de Deleuze, qu’il hérite de Nietzsche), comme pour Tom Cruise : disons que Jennifer Lawrence offre une variation, une inversion peut-être, du modèle Tom Cruise, puisque lui multiplie les jeux de rôle, ou les doubles de soi, pour voir comment il peut devenir Tom Cruise à travers cette répétition ; Jennifer Lawrence, elle, semble devenir Jennifer Lawrence en multipliant les manières de refuser d’être autre chose que Jennifer Lawrence. C’est donc dire qu’il n’y a pas une Jennifer Lawrence prédéfinie, statique, qu’il conviendrait de respecter en tout temps : Jennifer Lawrence devient Jennifer Lawrence à mesure qu’elle refuse de jouer tel ou tel rôle, chaque refus changeant notre perception d’elle, dans une sorte de processus de raffinement infini (on pourrait dire qu’elle enlève des couches alors que Tom Cruise en rajoute, ses refus s’accumulant comme les rôles de Tom Cruise). Et si elle refuse tous les rôles qu’on lui propose, c’est peut-être parce qu’elle en joue déjà un qui lui sied fort bien, celui de Jennifer Lawrence.
Autre chose : la star est par essence autoréflexive, les rôles qu’elle joue à l’écran réfléchissent sa relation à l’industrie hollywoodienne. Donc, si Tom Cruise s’amuse avec la répétition, c’est parce qu’effectivement il se fait proposer toujours le même rôle, ou peut-être parce que lui plus que tout autre se fait accuser de toujours jouer le même personnage, alors il s’amuse avec notre perception en reprenant littéralement le même personnage (Ethan Hunt, un soldat) tout en le faisant varier. Jennifer Lawrence, elle, se fait offrir des rôles qui ne lui conviennent pas, probablement parce qu’on ne sait pas quoi faire avec une femme à Hollywood, alors elle doit d’abord refuser ses rôles pour pouvoir se les approprier (on pourrait y voir une sorte de critique de l’intérieur du fait qu’elle doit souvent jouer des personnages beaucoup plus vieilles qu’elle, et par conséquent qu’elle soit prise avec des amants beaucoup plus âgés : elle refuse ce cliché, ou plutôt ce fantasme de vieux mononcle, pour lui substituer l’image vraie de Jennifer Lawrence, qu’on ne peut pas s’approprier parce que comme toute star, elle nous échappe). De même, quand Jennifer Lawrence affirme haut et fort qu’elle va dorénavant s’assurer d’une équité salariale avant d’accepter un rôle, on peut la croire, parce que c’est ce que Joy ferait, ou Katniss Everdeen dans la même position (à l’inverse, Kate Winslet s’est fait critiquée pour avoir dit qu’elle trouvait vulgaires toutes ces discussions sur l’argent, mais si on a bien regardé ses films, on sait que l’argent est vulgaire pour Kate Winslet, c’est le dernier de ses soucis peu importe si c’est elle qui est fortunée, comme dans Titanic, ou si elle ne l’est pas, comme dans Sense and Sensibility).
Je pourrais terminer tous mes textes sur les stars avec une formule semblable, dans la mesure où toutes les stars se distinguent par l’éthique ou le mode d’existence qu’elles défendent. Et j’ai souvent l’impression que la nature de cette éthique importe moins que le courage de la défendre, c’est pourquoi je peux m’attacher à une star comme Sylvester Stallone même si je ne partage pas du tout ses valeurs. Alors avec Jennifer Lawrence, je pourrais dire encore une fois qu’elle a le courage d’être elle-même, que c’est une déesse de l’individualité et du choix, pour reprendre les mots de Stanley Cavell, qu’elle est bien ce rêve américain tel que Joy nous la présente, cet idéal de liberté personnelle qui dans notre Amérique contemporaine nous semble de plus en plus lointain – mais un idéal toujours possible, à portée de mains, puisque Jennifer Lawrence l’incarne (et puisque l’image révèle un réel possible). Il faudrait, ensuite, aller dans le détail et regarder plus précisément quels gestes posent Jennifer Lawrence dans telle et telle scène, comme je l’ai fait pour Kate Winslet, mais j’ai l’impression que ce ne serait pas possible, parce qu’elle n’a jamais rencontré un Todd Haynes, parce qu’elle est toujours prise dans cette mise en scène anonyme comme celle des Hunger Games (David O Russell est moins pire, mais ce n’est pas fort non plus).
Et le miracle, justement, est là : cette mise en scène du présent perpétuel, avec ces plans qui s’enchaînent en pointant vers ce qui importe maintenant en oubliant ce qui précède et ce qui s’en vient, au point que même la logique causale est compromise (pour relier un effet à une cause, il faut se rappeler de la cause, il faut un passé et un futur), cette mise en scène est à l’image de l’immédiateté des réseaux sociaux (Snapchat serait l’apogée de ce présent sans futur) et de l’image numérique en général (qui est au présent en ce que je peux la contrôler, avec ma manette ; si elle était au passé, comme un film, je ne pourrais pas la contrôler puisqu’elle aurait déjà eu lieu). Jennifer Lawrence, pourtant, parvient à devenir Jennifer Lawrence, autant dans ce type de mise en scène que par les réseaux sociaux, c’est en quoi elle est ce possible que nous avons besoin aujourd’hui. (Il reste que je trouve cette idée un brin trop conceptuelle, d’où ce sous-titre d’esquisse : il y aurait sûrement des détails dans son interprétation qui nous aideraient à mieux penser cette idée, lui donner corps, puisqu’après tout je parle ici d’une actrice. À suivre…)
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